Kazan,
c’était un New Yorkais très ouvert sur
l’Europe, comme beaucoup d’immigrés.
C’était
aussi un grand travailleur, qui a fait
beaucoup de théâtre, de cinéma, de
livres, de voyages, de vies amoureuses,
beaucoup, beaucoup de tout…
Professionnellement, tout le monde
s’accorde sur le fait qu’il s’agissait
du plus grand directeur d’acteurs que
l’Amérique ait jamais connu, comme le
disaient John Cassavettes ou Nicolas
Ray. Il a vraiment nourri, transformé la
technique du jeu de l’acteur, d’abord en
créant l’Actor’s Studio en 1947, puis en
établissant un pont entre cette école
qu’il dirigeait et les pièces qu’il
mettait en scène. Tous ses jeunes
comédiens, il les recyclait dans ses
œuvres.
De
James Dean à Marlon Brando, de
Montgommery Clift à Paul Newman,, de
Warren Beatty à Robert de Niro, d’Al
Pacino à Dustin Hoffmann, tous en sont
passés par là ; et reconnaissent être
devenus ce qu’ils sont grâce à Kazan.
Cet homme n’appartenait pas au monde
hollywoodien.
C’est
encore plus flagrant à partir de 1953. A
cette date-là, il tourne le dos à un
septième art basé sur des formules
toutes faites, ou des genres pré-définis,
et commence à se lancer dans un cinéma
d’auteur, très critique des valeurs
dominantes de l’Amérique, des
conventions morales et politiques.
Il a été
un de ceux qui ont permis au cinéma
américain de muer en s’éloignant des
films des grand studios et en produisant
lui-même ses propres longs métrages,
comme Hitchcok, Otto Preminger…
Ainsi,
jamais un grand studio n’aurait jamais
entrepris tout seul de réaliser « Sur
les Quais » ; même chose
pour : « Un homme dans le foule »,
Baby Doll, sans parler de « America,
America ». Tous, par le
sujet traité, sont des films pionniers.
Par exemple, « Un homme dans la
foule » pourrait presque annoncer la
candidature de Reagan.
« Baby
Doll » ou « Un tramway nommé désir »
ont
fait progresser les œuvres de maturité
sur le sexe à Hollywood, où ce thème
était montré de façon plus
conventionnelle. Dans cette
filmographie, « America, America »
tient effectivement une place
majeure.
C’est
le film qu’il préférait puisqu’il
racontait l’histoire de sa famille. Il
l’a réalisé à partir d’un roman
autobiographique, nourri des souvenirs
de ses parents et de ses grands-parents.
Je constate qu’il faisait des voyages
fréquents en Orient, était attaché à la
Grèce, bien sûr, autant qu’à la Turquie.
Même si ce pays lui rappelait aussi les
pogromes et les minorités opprimées ; il
l’aimait beaucoup et s’y rendait plus
souvent qu’en Grèce. Sans doute parce
qu’il était de là-bas.
Ses
parents venaient de Césarée, et lui
avait vu le jour à Kadiköy, dans un
quartier d’Istanbul. « América,
America » a été tourné en grand
partie sur place. Du moins toute la
première heure, malgré les problèmes
rencontrés alors avec les autorités
turques.
Je
pense qu’Elia était aussi méditerranéen
qu’Américain. A New York, il habitait
une maison de plusieurs étages sur
l’East Side. Dans son bureau, sur le
mur, il avait accroché environ 80 photos
de ses grands-parents,
arrière-grands-parents, cousins et
divers ancêtres. On voyait aussi
l’atelier de son père à New York et des
scènes de la vie quotidienne en Turquie,
qui avaient qui avaient été prises avant
sa naissance.
Ce
richissime cinéaste disait toujours :
« Je n’échangerais pas mes photos contre
des Picasso. Même si on me les
donnait. » ; il vivait avec tous
ses souvenirs. D’ailleurs quand il
écrivait, c’était face à ces clichés.
On
pouvait le voir également souvent assis
en tailleur par terre et mangeant des
olives, de la féta, du jambon…En
réalité, il restait lucide sur ces deux
pays qu’il aimait.
Je
pense que son acte de délation l’a,
d’une certaine façon, enrichi : il lui a
permis de percevoir les faiblesses de
l’homme, ses contradictions et le fait
qu’en gagnant certaines choses on en
perdait d’autres.
Aujourd’hui, on lit dans la presse des
jugements à l’emporte-pièce sur Kazan,
mais il a toujours pris le parti des
opprimés et des victimes. Il se montrait
très sensible à l’injustice. Il
reprochait à ses anciens amis
communistes qu’il a dénoncés, sans trop
de scrupules c’est vrai,, d’avoir trahi
leur jeunesse en se ralliant à un état
totalitaire et en faisant l’apologie de
Staline qui massacrait des gens.
Lui ne
voulait rien avoir avec tout ça. Il
n’admettait pas qu’ils aient accepté le
pacte germano-soviétique, l’occupation
de la Tchécoslovaquie, le goulag…
Lui
avait été exclus du parti communiste,
car justement, il avait refusé la
délation.
Mais
pendant une journée – et c’est tragique
– il a témoigné, lors de cette
persécution, menée par Mac Carthy.
Finalement, il faisait grief à ceux qui
étaient là d’être au service d’une
puissance étrangère et de vouloir
étendre l’influence de l’URSS dans le
monde.
Elia
Kazan était un homme du présent.
Il avait
fait « America America », mais
dans sa conversation privée, il évoquait
très peu le passé. Et surtout pas
lorsqu’il n’y avait pas matière à
débats.
Nos
discutions portaient plus sur la
politique de Nixon, de Kennedy, la
guerre du Vietnam, le cinéma…
A
propos du génocide des Arméniens, il
avait dit ce qu’il avait à dire. Il
était très clair, très net. Il n’y avait
donc là aucun raison d’en discuter ».
Michel Ciment.
« Rédacteur en chef de la très
prestigieuse revue du cinéma
Positif, Michel Ciment a
particulièrement bien connu Elia
Kazan. Trente-cinq ans d’affinités
qui ont donné naissance à un film et
un livre : ‘Kazan par Kazan’, Ed.
Stock. sur ce Grec monté à
Hollywood. »
Source : Nouvelles d’Arménie Magazine
n° 91-novembre 2003 |