" Le goulag turc "

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«Depuis 70 ans la population de Turquie s’est habituée à la dictature et au système d’oppression. La dictature d’Hitler n’a duré que 12 ans.

La nôtre sévit depuis sept décennies. Pour la justifier, nos dirigeants prétendent que le peuple n’est pas prêt à la démocratie, qu’il n’y comprend rien.

Est-ce qu’ils y ont compris quelque chose, eux ?

Avec de telles prétentions, depuis 70 ans ils humilient et insultent le peuple en décrétant que celui-ci ne comprend pas la démocratie.

Et voilà où ils nous ont conduits ! Ils ont transformé le pays en une vaste prison à ciel ouvert.

Vous voulez maintenant m’enfermer derrière des murs d’une petite prison, à l’intérieur de cette vaste prison parce que j’ai exprimé mes opinions dans un journal allemand ? Eh bien, faites-le, Messieurs les juges !».

 Cette charge véhémente de l’écrivain Yachar Kemal, contre le régime turc, prononcée le 13 juillet 1995 lors de sa comparution devant la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, peut paraître «exagérée» à ceux qui ne connaissent de la Turquie que ses sites touristiques, son affable personnel diplomatique ou ses intellectuels d’Etat. Pas à ses hommes politiques et intellectuels dissidents broyés par le système qui, comme Nazim Hikmet ou Yilmaz Güney, comme de milliers d’autres, moins illustres, ont dû finir leurs jours en exil lors qu’ils ne furent pas fauchés par les balles de l’un de ces insaisissables escadrons de la mort et autres supplétifs de la police ou mis à mort par des tortionnaires d’Etat.

 Les K u r d e s, qui ont dû passer 49 des 72 années de la République turque sous des régimes d’exception (loi m a r t i a l e, état de siège, etc.), livrés, sans recours, à l’arbitraire total de l’armée et de la police, qui subirent tant de massacres, de déportations, de déplacements forcés, dedestruction de leurs villages par milliers dans les années 1920-1930 puis, à nouveau, depuis 1992, ne peuvent que souscrire à ces propos de l’écrivain Kemal, contraint, au soir de sa vie, à se faire pamphlétaire pour dénoncer le calvaire de la population kurde et l’hypocrisie et la complaisance des alliés occidentaux d’Ankara se contentant de quelques protestations verbales face à ce drame.

 Le tiers du territoire de la Tu r q u i e, peuplé de Kurdes, est transformé en une zone libre de chasse à l’homme, qualifiée récemment de «Kurdish Killing Fields» par un éditorialiste de N ew York Times. L’ a r m é e, la police, les milices et autres forces paramilitaires turques peuvent y abattre qui elles veulent, en toute impunité et sans aucune forme de procès ; il leur suffirait de ranger les victimes dans la catégorie fourre-tout de "terroristes tués au cours des affrontements"

Elles peuvent aussi se livrer au pillage des biens, au saccage, aux viols, aux tortures les plus atroces et les plus sadiques. Elles peuvent brûler au lance-flammes des villages, bombarder par des chasseurs bombardiers des forêts et des villages, mitrailler à partir des hélicoptères des civils sans défense, massacrer femmes et enfants kurdes.

 En toute impunité et dans le silence car la région est soumise à un black-out total. Les observateurs et les médias n’y sont pas autorisés. L’armée a pu interdire au Premier ministre Çiller et à M. Baykal de se rendre dans la ville de Lice (située à 70 km de Diyarbakir) qu’elle venait de détruire .

 Un secrétaire d’état-adjoint américain, M. John Stattuck, en mission à Diyarbakir, en octobre 1994, désireux de se rendre dans la province de Dersim (Tunceli) où une vaste opération de destruction de villages était en cours reçut à son tour un refus catégorique des généraux turcs pourtant armés par Washington.

 Ceux qui pouvaient localement témoigner du sort de la population, dénoncer ces massacres et destructions furent massivement éliminés. 3840 civils, avocats, enseignants, syndicalistes, étudiants ont ainsi été assassinés par des escadrons de la mort où achevés dans des centres de torture, écrit le quotidien turc Milliyet dans son édition du 11 décembre 1994. D’autres, par dizaines de milliers,

furent détenus pour des garde-à-vue de 30 jours au secret et systématiquement torturés dans un but de terrorisassions et d’intimidation, tout comme à l’époque des sultans turcs dans les régions troublées on empalait un groupe de sujets choisis au hasard pour terroriser le reste de la population.

 Dans cette masse énorme de personnes gardés-à-vue, près de 12.000 ont été déférées devant les Cours de sûreté de l’Etats. Plus de 85% de ces prisonniers politiques ont été condamnés à de lourdes peines de prison pour «collaboration avec l’organisation terroriste PKK», en vertu de l’article 168 du Code pénal turc.

 Quand on sait que ce même article a été utilisé contre les députés kurdes par la Cour de sûreté de l’Etat d’Ankara qui a pu, dans un procès qualifié de «kafkaïen» par des observateurs internationaux, les condamner pour «collaborations avec le PKK» on peut facilement imaginer le caractère caricatural et sommaire des procès se tenant dans l’indifférence de l’opinion devant des cours de sûreté de l’Etat des  provinces kurdes aboutissant à ces condamnations en série. Un grand nombre de prévenus refusent d’ailleurs de présenter leur défense devant cette parodie de justice. Il est probable que certains de ces 12.000 prisonniers soient des sympathisants ou des partisans du PKK. Mais un Etat de droit digne de ce nom doit-il juger des sympathies ou de intentions supposées à la place des a c t e s ?

Or, il est de notoriété publique en Turquie, que les forces turques ne font pas de quartier: ceux qui, d’une manière ou d’une autre, sont impliqués dans des affrontements ou dans des actes de violence sont abattus dès leur capture, sans arrestation ni procès.

 A  croire des témoignages de soldats turcs publiés dans la presse d’opposition, les commandants de certaines unités turques ont même établi un sinistre de système de primes: ils versent des récompenses à leurs soldats en fonction de têtes et de paires d’oreilles kurdes coupées qu’ils rapportent.

Ces horreurs n’ont déclenché aucune enquête ni sanction dans les rangs de l’armée et de la police. Une commission d’enquête parlementaire sur les «meurtres mystérieux» a dû déclarer forfait devant le refus de coopération de l’armée et du ministère de l’intérieur.

En octobre 1994, une centaine de maires de villages de la province kurde de Tunceli arrivèrent à Ankara pour dénoncer la destruction par l’armée de leurs villages et les massacres de civils perpétrés. Le Premier ministre a voulu leur faire croire qu’en fait c’était des «terroristes du PKK déguisés en soldats turcs» qui étaient venus brûler leurs villages. Aux maires faisant remarquer que ceux qui avaient brûlé et détruit leurs villages étaient venus à bord d’hélicoptères militaires, Mme. Çiller n’a pas hésité d’affirmer : «Nous avons des informations selon lesquelles le PKK a acheté des hélicoptères en Arménie et en Russie, ils sont venus de là-bas».

La frontière arménienne étant à 400 km de Tunceli et toute cette région kurde étant quadrillée par 350.000 soldats et gendarmes turcs, la réponse du Premier ministre, si elle était sérieuse, signifierait l’incurie et le forfait complets de l’armée et aurait dû conduire à la démission de ses chefs. Mais il s’agit, une fois de plus, d’un recours tragicomique à la désinformation.

 Une désinformation que dans sa lettre reproduite dans ce dossier le président Özal recommandait chaudement à son Premier ministre. Un député kurde de Mus, Sirri Sakik, dans une conférence de presse donnée en octobre 1993 à Paris, avait donné un autre exemple frappant de cette désinformation gouvernementale.

Ayant appris par la  télévision qu’une famille entière avait été sauvagement massacrée par le PKK, dans un village de Mus, qui se trouve être le sien, il se rend dans son village, interroge les survivants et établit que ces six membres de sa parenté ont été brûlés vifs dans leur maison par une unité de l’armée.

 Quand, de retour au Parlement, il interroge le gouvernement à ce sujet, la classe politique turque et les médias l’accusent d’être «un allié du terrorisme» car «il est impossible que l’Etat et l’armée massacrent des citoyens !».

  Le courage de M. Sakik lui a valu de se retrouver en prison avec d’autres députés kurdes. Le PKK, à l’évidence coupable du meurtre des membres des familles des miliciens pro-gouvernementaux, et de fonctionnaires civils turcs, a bon dos. Dans une région soumise à son arbitraire l’armée peut mettre à son compte toutes les atrocités qu’elle commet dans le cadre de sa politique de terre brûlée et de terrorisassions des Kurdes.

 Elle croit ainsi pouvoir faire d’une pierre deux coups : casser un maximum de Kurdes «s u s p e c t s» et attribuer ces tueries au PKK pour se poser devant l’opinion en «défenseur des citoyens d’origine kurde contre les actions terroristes du PKK») .

Malgré des menaces pesant sur leur vie, des députés kurdes, des écrivains, des journalistes et des universitaires turcs et kurdes ont eu le courage de dénoncer cette version militaire, érigée en vérité l’Etat, dangereuse pour la paix civile et pour la cohabitation des peuples kurde et turc. Certains payèrent de leur vie ce courage. D’autre peuplent actuellement la partie visible — celle de la catégorie des prisonniers d’opinion incarcérés à Ankara et à Istanbul — de l’énorme iceberg du Goulag turc.

 On peut lire la suite dans le site : http://www.institutkurde.org/bibliotheque/en_ligne/quelle_turquie_pour_quelle_europe/3.pdf