« Le chemin de Damas »

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Par Jérôme et Jean Tharaud – 1928         
Extrait du « Tertre d’Abraham »

 «  Chez les Syriens islamisés, une noble conception du repos, essentielle à leur religion, a pas mal apaisé cette inquiétude  voyageuse des Libanais. Mais chez les habitants d’Alep, si attachés pourtant à leur croyance musulmane, l’ancien atavisme demeure.

Le désir de s’enrichir les entraîne toujours sur les chemins de la fortune

 Et s’ils répètent volontiers, avec un poète du cru : « Un jour passé hors d’Alep est un jour qui ne compte pas dans la vie », un autre proverbe répond : « Parmi les Alépins, le boiteux est arrivé jusqu’aux Indes ».

 Après cela, comment être surpris que, si près de la Palestine, on trouve peu de Juifs en Syrie ? Qu’y feraient-ils parmi leurs frères aussi habiles qu’eux au négoce ? Autour du tertre où Abraham s’est arrêté pour traire sa vache, j’ai cherché vainement les souquenilles noires ou le vêtement européen qui prend tout de suite, sur le dos de David ou de Salomon, des formes tellement particulières. 

J’ai bien vu ici un ghetto, mais c’est un ghetto chrétien !

A Hama, l’autre jour, cela m’avait déjà frappé, quand je visitai le quartier qu’habitent les Grecs orthodoxes. Oh ! ce petit quartier d’Hama, forteresse ou prison, tout ramassé autour de son église et de son cimetière – une église vétuste, tout à fait jolie d’ailleurs, mais pauvre et grelottante et qui se cache au fond d’un trou.

Et au-dessus, la maison de l’évêque, une sorte de maison forte, dans laquelle ont dû bien souvent se réfugier, aux heures critiques, les défunts de cet enclos…

 A Alep, je trouve un autre ghetto chrétien, mais vaste, magnifique, avec de hautes demeures de pierre, sans fenêtres sur le dehors, d’étroites rues dallées, des chaînes et des portes massives qui défendent l’entrée du quartier.

 Les Chrétiens qui l’habitent ont subi évidemment les mêmes vicissitudes que les Juifs en d’autres pays. Sous la menace et dans l’inquiétude, il a fallu se faire tolérer. Cela leur a donné je ne sais quel air de chien battu, mêlé à l’arrogance de l’homme qui se croit supérieur et met toute sa confiance dans la subtilité de son esprit.

La plupart sont Arméniens. Leurs noms se lisent sur toutes les enseignes des professions qui demandent un vague dressage occidental.

Voici M. Kélékian, « horloger attentif » ;
voici Mme Koïoudjan qui s’intitule : « sage-femme célèbre ».
Sous une énorme pancarte, où l’on voit une mort verdâtre soulever un rideau pourpre et fuir devant un buste d’Hippocrate entouré d’un serpent, on lit le nom  du pharmacien Nafilian.
Sous cette lame de rasoir à laquelle s’accoudent, tels Roméo et Juliette au balcon de Vérone, un éphèbe fraîchement rasé et une jeune fille qui l’admire, j’épèle : « Bulbulian, coiffeur de première classe ».

 Et ce sont encore des noms de martyrs arméniens, (qui doivent être à l’occasion de terribles bourreaux !) ceux dont s’enorgueillissent d’épouvantables toiles peintes qui représentent un visage d’écorché, avec toutes ses dents, molaires, incisives et canines, menacées par le davier du dentiste…

 Excusez-moi de mettre sous vos yeux d’aussi effroyables images, mais c’est la forme sous laquelle la civilisation occidentale et les derniers progrès de la science se présentent aux Alépins.

 Parfois, dans les mauvaises nuits, ces pancartes m’obsèdent. La jeune fille sur son rasoir, la Mort qui fuit derrière son rideau pourpre, et les visages d’écorchés dansent autour de moi une furieuse danse macabre.

Et ce n’est pas bien gai, vers trois heures du matin, quand le chien hurle à la lune et que la chouette lui répond dans le sapin.

 Alors, pour m’égayer l’esprit et changer le cours de mes pensées, je songe aux divines demeures qu’habite toujours la fée persane, à ces petits appartements si intimes, précieusement ornés, où se passe la vie en hiver ; aux longues cours dallées, avec un miroir d’eau et quelques arbres autour ; et à ces étranges murs immenses exposés en plein nord, dans lesquels une arche profonde, tapissée de faïences bleues, abrite la vie de l’été…

 Je songe au couvent des derviches. Mais que sont devenus les derviches ?

Dans la cour abandonnée, c’est à peine si j’aperçois deux ou trois de leurs longues robes, deux ou trois bonnets de feutre brun.

Aurait-on renoncé ici à communier avec Dieu dans le vertige de la danse ?

Et les tourneurs mystiques sont-ils endormis à jamais sous les roses trémières ?…

 Je songe à ces charmants jardins qu’on voit là-bas dans les mosquées, pleins de grenadiers, d’orangers et de stèles funéraires qui semblent s’avancer sous les branches pour prendre part à la prière…

Ainsi en imagination, je me promène, dans les ténèbres, parmi les plaisirs d’Alep.

 Je n’entends plus la chouette attrister la nuit du jardin. Et n’est-ce point une des choses dont il faut être reconnaissant au voyage de vous donner ainsi la lanterne magique quand le sommeil vous fuit ? …

 … Cinq heures du matin. Il fait froid. Dans le camp d’aviation d’Alep, les officiers de l’escadrille m’offrent une tasse de café au lait.

Puis on me fait signer un papier où je déclare que mon décès (il faut tout prévoir, n’est-ce pas ?) ne grèvera pas d’un centime le budget de l’Etat français.

Cinq minutes après, je m’envole.

 Et il entre beaucoup d’enfantillage dans la satisfaction que j’éprouve à me dire :

« Dans un quart d’heure, mon ami, tu vas survoler l’Euphrate ! »

 Au-dessous de moi, je ne distingue qu’un puzzle coloré, vert, rose, fauve, strié de pistes, sans arbres et de tons passés.

Çà et là, des points jaunes marquent l’emplacement des aires où l’on abattu le blé.

Au loin, sur une large étendue, miroitent des nappes de sel pareilles à des étangs glacés ; et, de plus en plus rares, de singuliers petits villages, aux huttes blanches et coniques, font penser à des pains de sucre oubliés par les caravanes. 

… Dans le profond mouvement d’aversion qui emporte contre l’Occident la Communauté islamique, que deviendra notre œuvre en Syrie ?

 Nous venons de bâtir sur cette vieille terre un nouveau château franc. Résistera-t-il mieux que les autres, ou s’écroulera-t-il à son tour, ne laissant sur la montagne que l’ombre de ses tours éboulées ? »

 Jérôme et Jean Tharaud , « Le Chemin de Damas » Plon-Nourrit et Cie , imprimeurs éditeurs.  1928

 Jérôme (1874-1953) et Jean Tharaud (1877-1952), son frère, sont nés à Saint-Junien en Haute-Vienne. Ils vont pendant cinquante ans poursuivre une œuvre à quatre mains, signant toujours de leurs deux prénoms, le cadet chargé du premier jet, l’aîné, Jérôme, étant responsable de la mise au point. Ils voyagent dans de nombreux pays, la Palestine, l’Iran, le Maroc, la Roumanie, et ramènent de leurs voyages la matière de reportages et de livres.
Le
1er décembre 1938, Jérôme Tharaud est élu au 31e fauteuil de l’Académie française. La candidature de Jérôme Tharaud a posé aux académiciens un cas de conscience : l’écrivain, en effet, n’était que « la moitié d’un couple d’auteurs » et ils ne pouvaient pas élire simultanément les deux. Jean Tharaud y sera élu en 1946.

 Adaptation Louise Kiffer