" Quand l'Arménie était soviètique "

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« Les Barbelés en fleurs » de Gourguène MAHARI. (extrait)

 …« Obéissant aux ordres, on descend des camions et on se met en file, les baluchons dans les bras ou sur le dos, les yeux sur la nuque du précédent. Puis on démarre. Les premiers sont fouillés et montent un par un dans le wagon. A la fouille, ils prennent les cigarettes, la makhorka. Voilà qui est nouveau…

     De loin, le wagon a l’air d’une voiture de voyageurs normale. De près, on voit que ses portières sont petites comme des portes de masure paysanne, et bouchées par un grillage très fin. Dans le couloir règne une odeur de prison, cette odeur que seul le détenu connaît et qui est difficile à définir. Dire que c’est une puanteur ne serait pas juste, et dire que c’est une senteur agréable ne le serait pas non plus. L’odeur de pharmacie, par exemple, peut plaire à certains et pas à d’autres, mais l’odeur de la prison ne peut, elle, plaire à personne, bien que, je le répète, ce ne soit pas une puanteur. C’est, comment dirais-je ? une odeur offcielle qui inspire du sérieux et de la prudence.

      Le wagon comprend plusieurs compartiments qui ont chacun leur porte blindée et trois étages : sur chacun, quatre hommes doivent essayer de vivre. Toutes les dispositions, objectives et subjectives, sont créées pour qu’on s’y sente mal. Pour s’asseoir, il faut se courber un peu ; pour se coucher, il vaut mieux être de petite taille ; quant à se tenir debout, il n’en est pas question. Pour le reste, c’est comme en prison. Mais ici, on note certaines prévenances supplémentaires : c’est ainsi qu’on ne veut pas que l’usage du tabac compromette votre santé, ou obscurcisse la vue des gardes qui nous surveillent par la porte. On a quand même droit à la  makhorka trois fois par jour. Pour le reste, c’est comme en prison. Les deux qui se trouvent au milieu n’ont vraiment pas de chance ; ils sont gênés des deux côtés . En revanche, à travers la fenêtre grillagée, ils peuvent apercevoir au-delà du quai des spectacles variés. Ils peuvent donc même se sentir jaloux. Pour le reste, tout est comme en prison…

      Dans la soirée, le wagon s’ébranla. Nous pensions dire « Adieu Erevan », mais il revint à son point de départ, puis repartit, recula, repartit, recula, reparti encore. Chaque fois, on ajoutait de nouveaux wagons au convoi.

-         Comme ça, on s’en va ! dit quelqu’un.

-         Il a enfin compris.

-         Ceux dont les os sont restés à Erevan ont bien de la chance, un corbeau

sentimental. Nos os, à nous…

-         Tu verras qu’ils vont nous recevoir avec des fleurs, sussure un pinson du troisième étage.

     Le judas bien connu, trou carré pratiqué dans la porte, s’ouvre d’abord sur les deux yeux bleus du garde, puis sur sa bouche qui s’ouvre et se ferme très vite :

-         Ici on ne parle pas. Vous n’êtes pas à la prison d’Erevan.

     Et le trou se referme. Il a raison. Il le sait lui, qu’on n’est plus à la prison d’Erevan.

     Le train avait fait tant d’allers et retours que lorsqu’il quitta Erevan pendant la nuit, personne ne s’en aperçut. Quand le bruit des roues devint continu, on comprit enfin : nous partions pour de bon, plus exactement, on nous emportait.

                                   Ils m’emmènent, adé djan

                                            Ils m’emmènent

                                       A toi ils m’arrachent

      C’était la réalité, mais le fait qu’il s’agit là d’une vieille chanson de soldats très populaire en est une autre. A l’époque aussi, ils emmenaient les gens contre leur volonté, mais c’était pour aller à la guerre. Eux, au moins, ils savaien où on les conduisait, et pourquoi. A quoi tout cela peut-il bien servir ?

     Les roues du train chantaient :

                                    Ils m’emmènent, adé djan

                                            Ils m’arrachent…

     Pourquoi feindre la naïveté ? Maintenant, nous avons l’expérience, la perspicacité. Certes, il fut un temps où nous ne saisissions pas le sens de ce qui se passait. Tels des moutons, nous nous regardions les uns les autres. Ces temps sont révolus. Fini l’époque où le prisonnier, dans le berceau de son ignorance, se laissait emmener n’importe où.

                                     Ils m’emmènent, adé djan…

 Et nous savons aussi qui est à l’origine de tout cela, mais mieux vaut ne pas y penser. Ce serait bien vain. On n’en a pas parlé et on n’en parlera pas. Tout cela chacun le sait et il sait que son voisin le sait. Mais cela, nousn’en parlons jamais. Jamais.

                                           Ils m’emmènent…          

Les jours passent, peut-être aussi les années, et, qui sait ? les siècles. A nous tous, les quarante, nous sommes condamnés à quatorze siècles de détention, nous avons fait l’addition.

     Il y a longtemps que le train est arrêté. Peu importe le moment où il se remettra en marche. Qu’il reparte quand il voudra. Il peut même ne jamais repartir. Nous ne sommes pas plus maîtres du temps que de nous-mêmes. Le diable seul sait qui est notre maître. Ce qui est sûr, c’est que nous ne sommes pas abandonnés. Si c’était le cas, nous irions au vent de notre fantaisie. Nous comprenons maintenant que le fait d’être abandonné n’est pas une mauvaise chose. C’est même une chose excellente.       

     Les judas des compartiments voisins s’ouvrent et se ferment. Cela annonce quelque chose. Tout juste. Le judas s’ouvre et l’ordre tombe :

     - Prenez vos affaires.

                                           - - - - - - - - - - - - - -    

Gouguène MAHARI – « Les Barbelés en fleurs »  extrait.
Traduit de l’arménien par Pierre Ter Sarkissian
« LE CERCLE D’ ECRITS CAUCASIENS »