LES DADIAN | ARBRE GÉNÉALOGIQUE

extrait du livre Les Amiras par Pascal Carmon
 

Les Dadian résidaient à San Stéfano, sur le Bosphore. Avec eux, nous abordons ce que l'Arménie ottomane comptait de plus prestigieux.
Descendants des Ardzrouni qui régnèrent à Van au Moyen Âge, les Dadian s'établirent à Constantinople en la personne du banquier Nigoghos Amira (1715-1763) dont le fils, Arakel Dad Amira (1753-1812) fut le premier Dadian a être porté, avec le titre de Baroutchi Bachi, à la tête du Barouthané (Poudrerie), institution essentielle des armées ottomanes. C'était là, comme nous l'avons déjà dit, une position aussi paradoxale qu'éminente pour un Arménien appelé à doter l'Empire des armes dont le port étaient interdit aux chrétiens. Arakel Amira fut également l'initiateur de l'industrialisation de la Turquie.
Pour résumer en quelques lignes l'action des Dadian qui, de 1795 à 1889, donnèrent à l'Empire six Baroutchi Bachi, nous ne saurions mieux faire que de citer Anahide Ter-Minassian :
« Directeurs des poudreries ottomanes depuis 1795, protégés des Sultans Sélim III et Mahmoud II, les Dadian jouent un rôle primordial dans les efforts d'industrialisation de l'État et dans la création, autour de la capitale et en Asie Mineure, des premières manufactures impériales de poudre, armes, papiers, soie, coton, fonte. Le plus actif Ohannès Dadian, à la fois entrepreneur, ingénieur et administrateur, est un inventeur doué, à l'affût des innovations technologiques. De ses voyages d'études en Europe occidentale (I835, 1842, 1847), il rapporte des machines et ramène des ingénieurs anglais. Un de ses fils construit la première voie ferrée le long du Bosphore (I847). Les Dadian créent aussi, à Zeytin Boumou, la première école d'enseignement technique, qu'ils dirigent et où ils enseignent. »
En 1837 se produisit un événement de la plus haute importance. Visitant la fabrique de fusils que les Dadian dirigeaient à Dolma-Bahtché, le sultan Mahmoud II fut si satisfait de la qualité de ces armes qu'il prononça à l'adresse d'Ohannès Amira (1798-1869) la phrase rituelle et fameuse par laquelle les sultans osmanlis faisaient savoir qu'ils entendaient récompenser l'un de leurs grands serviteurs : « Dilé, bendène né dilersine ? »
19. C'étai t la première, mais non la dernière fois, qu'un Dadian devait être l'objet de cette exceptionnelle marque de la faveur impériale. Ohannès Amira mit la circonstance à profit pour solliciter la suppression d'une coutume particulièrement inhumaine qui consistait à donner en tribut aux Turcs des enfants chrétiens. Sous sa forme la plus connue, ce tribut assurait le recrutement des Janissaires éliminés par Mahmoud II en 1826 (cf.page 144). Mais il subsistait encore en vue de pourvoir à d'autres fonctions, ce que le Sultan semblait ignorer, aussi étonnant que cela puisse paraître. « Indigné », Mahmoud II ordonna sur-le-champ l'abandon d'une telle cruauté. C'est aux Dadian que revint ainsi le mérite d'avoir mis fin à une pratique dont la barbarie avait sévi pendant des siècles.
Ohannès Amira Dadian fut élevé au rang de Bey par le sultan Abdul-Médjid après la promulgation du Tanzimat (1840) proclamant - en théorie -l'égalité des chrétiens et des musulmans de l'Empire. C'est en fait à Mahmoud II, père d'Abdul-Médjid, que devait revenir le soin de publier l'édit réformateur. Mais la mort le surprit avant de mener cette politique à terme. Mahmoud II étant censé avoir eu pour mère une créole, Aimée du Bac de Rivery, on a pu dire que « le sang français coulait assez dans les veines des sultans pour les voir promettre des réformes mais pas assez pour les appliquer. » Ces réformes étaient avant tout l'œuvre du Grand-Vizir Réchid Pacha. Théoriques ou non, elles n'en suscitèrent pas moins dans l'Empire une euphorie bien résumée par ce mot d'un Grec: « Si Réchid Pacha persévère dans sa politique, nous finirons par voir les Turcs jeûner avec nous en Carême et nous dîner avec eux en Ramadan. »
Revenons à Ohannès Bey. En 1856, à la fin de la Guerre de Crimée où la France et l'Angleterre avaient combattu la Russie aux côtés de la Turquie, et où firent merveille, dans les rangs turcs, les armes sorties des manufactures des Dadian, des officiers français demandèrent au Baroutchi Bachi les secrets de ces armes, lui promettant en échange monts et merveilles.
Imprudent marché proposé à un homme d'honneur et de foi qui tous les matins réunissait sa famille et ses serviteurs pour réciter en chœur un fervent Haïr Mer (Notre Père» en arménien) et qui était tout autant l'obligé du Sultan et l'ami de la France. Il fut reçu, en 1844, en audience par Louis-Philippe. Il appartenait à la dernière génération des Amiras et à la première des francophones de la société arménienne de Constantinople qui relevait désormais d'une triple mouvance faite d'appartenance arménienne, d'obédience turque et de culture française. Il était la parfaite illustration de cet univers tricéphale dont la complexité était apparemment vécue sans complexe.

Bien entendu Ohannès Bey coupa court à toute tractation et refusa de livrer des secrets qui à ses yeux étaient ceux de l'Empire. Les échos de ce loyalisme parvinrent aux oreilles impériales. Abdul-Médjid sauta dans le coupé qu'il destinait à ce genre d' expédition avec, pour seuls serviteurs, un cocher et un laquais, pour éviter la compagnie des esprits chagrins de son entourage, hostiles aux chrétiens. Quand il arriva à San Stéfano, où demeurait le Bey, celui-ci, prévenu in extremis, se tenait sur le pas de sa porte. Il fit au Grand Seigneur un grand temellah, salut de cour qui consistait à porter la main droite au sol, puis au cœur, aux lèvres et au front, en signe de soumission et d'amour. Le souverain prononça alors la phrase fameuse: «Dilé, bendène ne dilersine - Je veux que mon Padishah ait une longue vie », répondit le Bey révérencieusement. Désignant alors d'un geste large le site de San Stéfano et le charme de ses alentours, hérissés de minarets et de clochers, le souverain s'exprima en ces termes: « Ohannès Bey, tout ce que tu vois, depuis tes pieds jusqu'à perte de vue, appartient à toi et à tes descendants. » C'est ainsi que les Dadian devinrent Princes de San Stéfano. Du jamais vu dans l'histoire ottomane. Tels étaient alors, mais plus pour longtemps, les rapports arméno-turcs.
Ce loyalisme des Arméniens était hautement apprécié des Turcs, entendons par là les Grands-Turcs. C'était l'époque où ils appelaient l'Arménie la « nation fidèle », milleti sadika. Certains d'entre eux voyaient même chez les Arméniens des « Turcs chrétiens ». Pareille notion est assurément fausse, dès lors qu'il n'existe rien de commun entre les Arméniens, d'origine indoeuropéenne, et les Turcs, d'origine touranienne, appartenant aux peuples ouralo-altaïques
20. Quoi qu'il en soit, l'idée de Turcs chrétiens se voulait semble-t-il une marque de sympathie.
Force est de reconnaître, si l'on ne craint pas de regarder la vérité en face, que de tels exemples et tant d'autres du même ordre illustrent, entre Arméniens et Turcs de l'époque, l'existence d'affinités précises et incontestables.
Les guerres russo-turques ont chaque fois entraîné des conséquences spectaculaires pour les Dadian. Vingt ans après la Guerre de Crimée, la guerre russo-turque de 1876-1878 conduisit les troupes russes aux portes de Constantinople. Le Sultan Abdul-Hamid confia à Arakel Bey Dadian (1824-1912), patricien le plus en vue de l'Arménie ottomane et apostolique, le soin d'accueillir le Grand-Duc Nicolas, frère du Tsar Alexandre II et généralissime des armées victorieuses, venu signer la paix à San Stéfano, précisément le fief des Dadian.
On peut s'interroger sur les raisons de ce choix. Pourquoi le Sultan n' a-t-il pas mis à la disposition du Grand-Duc un palais turc? Pourquoi n'a-t-il pas confié le vainqueur à l'hospitalité d'un dignitaire grec du Phanar, orthodoxe comme l'hôte grand-ducal? Peut-être jugeait-il les Grecs trop russophiles ? Mais pourquoi avoir choisi un prince arménien alors que, sur le front du Caucase, les troupes russes commandées par le Général arméno-russe Loris-Mélikov venaient d'amputer le territoire turc de deux villes arméniennes, Kars et Ardahan ? Le Sultan savait pouvoir compter sur le loyalisme des Dadian. Mais il ne pouvait ignorer non plus qu'Arakel Bey mettrait un point d'honneur à réserver à son impérial visiteur l'accueille plus fastueux, ce qui par la force des choses le conduirait, fût-ce indirectement, à lancer un défi aux Turcs dont les Russes étaient les ennemis héréditaires.
Arakel Bey choisit lui-même, le plus naturellement du monde, la matière de ce défi, à ses yeux inévitable. Pour rehausser la qualité de son accueil, il fit appel à ce que sa parenté comptait de plus prestigieux, en l'occurrence aux trois Arméniens les plus éminents du XIX° siècle qui tous échappaient à l'autorité turque dans la mesure où l'un était Égyptien, le second Persan et le troisième Russe.
L'Égyptien était son beau-frère, Nubar Pacha, de vieille souche caucasienne. Nous avons déjà dit qu'il était Ministre des Affaires Étrangères d'Égypte et bientôt Premier Ministre. Réformateur exemplaire, objet du respect unanime de l'Europe, il était lié notamment à Disraeli et à Bismarck qui entendaient le faire monter sur le trône de Bulgarie; mais le veto russe fit échouer ce projet au profit du Prince de Battenberg.
Le Persan était son gendre, Prince Mirza Malcom Khan
21 appelé le « régénérateur du monde persan », diplomate remarquable, très apprécié des cours de Londres, Berlin et Rome où il représenta le Shah avec une rare élégance. Anatole France lui offrit plus tard l'un de ses livres, portant une dédicace autographe consacrée " à l'esprit prophétique du Prince Malcom Khan, en témoignage d'amitié et d'admiration".
Le Russe était son cousin, le Général Comte Loris-Mélikov, gouverneur de Kharkov et vainqueur de Kars, homme considérable accompagnant le Grand-Duc et qu'en pleine période nihiliste le Tsar Alexandre II investira très bientôt de pleins pouvoirs immortalisés sous le nom de « dictature du cœur ».
Tels étaient les trois personnages hors série, hommes d'État et grands seigneurs, dont la présence à San Stéfano, ajoutée à celle d'Arakel Bey, fit de l'accueil réservé au Grand-Duc un moment d'exception.
Il convient de préciser que toutes les femmes de la famille Dadian étaient également présentes, toutes célèbres pour leur beauté, leur esprit et leur élégance.
Lorsque le Grand-Duc pénétra dans le grand salon de la maison d'Arakel Bey et qu'il vit cette brillante assemblée, baignant dans la lumière répandue par des candélabres d'argent de deux mètres de hauteur, il s'immobilisa et dit: « Ce n'est pas plus beau au Palais d'Hiver. »
Cet événement marquait l'apogée de l'Arménie ottomane, projetant en pleine lumière une Arménie seigneuriale et supranationale dont l'influence et les alliances, ignorant les frontières, ne s'étendaient pas à moins de quatre monarchies et donnaient toute sa dimension à l'hospitalité offerte par Arakel Bey au Grand-Duc Romanov, vainqueur de la Turquie.
C'était l'apogée et aussi le chant du cygne de l'Arménie ottomane. Le Sultan Abdul-Hamid, déjà mal disposé envers une Arménie dont, à la différence de ses prédécesseurs, le crédit lui portait ombrage, dut réagir avec d'autant plus de dépit devant un tel défi.
Cette Arménie-là n'est-elle pas tombée dans un piège minutieusement tendu? Celui qui n'était pas encore le «Sultan Rouge» n'a-t-il pas cherché à «grandir» l'Arménie pour la rendre mieux suspecte et plus vulnérable à ses coups futurs? Dès lors la politique de l'irréparable produisit lentement ses fruits, d'abord pour contraindre, ensuite pour détruire.
La charge de Baroutchi Bachi fut retirée aux Dadian par Abdul-Hamid en 1889. Mais les Dadian ne perdirent pour autant rien de leur prestige, et ce titre qui ne fur plus conféré leur resta.
Avant que ne sévisse Abdul-Hamid les visites impériales rendues aux Princes de San Stéfano constituaient non seulement des témoignages de satisfaction mais aussi d'amitié.
Plus de trente ans avant d'accueillir le Grand-duc, Arakel Bey avait en 1845 épousé une jeune fille extraordinairement belle qu'on appelait la Lady Hamilton de l'Arménie pour l'éclat de sa beauté en même temps que pour la modestie de sa naissance.

Le renom de cette beauté franchit même les grilles du Palais et parvint à la connaissance d'Abdul-Médjid qui osa ce que n'avait encore osé aucun sultan qui ne fréquentait jusque là les chrétiennes que lorsqu'elles étaient esclaves : il convoqua Boghos Bey Dadian (1802-1863, père d'Arakel) et demanda à voir sa belle-fille. Interloqué, le Baroutchi Bachi ne laissa rien paraître de sa surprise et courut informer son fils de la requête impériale. Chez les Dadian ce fut la révolution, chacun étant partagé entre l'audace de la demande et la qualité du demandeur, qui à l'époque ne voyait encore que voilées, ou ne voyait jamais, les femmes autres que celles du harem. Toutefois, comme il fallait s'y attendre, les objections se turent à l'idée de l'honneur - si insolite fut-il - témoigné à ces Dadian qu'on savait épris d'évolution et de progrès.
Tout émoustillé à l'idée d'une expédition féminine, certes platonique mais néanmoins excitante, Abdul-Médjid reprit le chemin de San Stéfano où il fut accueilli, à sa descente de carrosse, par le double témellah du père et du fils inclinés jusqu'à terre. Puis il pénétra dans la jolie demeure qu'il connaissait bien et où on lui servit du raki. Madame Arakel Bey parut et fit au souverain une révérence à la française. Subjugué, Abdul-Médjid oublia d'en boire son raki. Il contempla longuement, en silence, la superbe créature qui se tenait debout devant lui, auréolée d'une grâce qui avait tout d'une divinité. Il murmura à plusieurs reprises: « Quelle beauté, Seigneur, quelle beauté! » Puis, se tournant vers Arakel, il lui dit en bon Turc: « Oghloum
22, garde bien ta femme. Tu me l'as montrée parce que je l'ai demandé, mais ne la montre plus à personne. »
Puis les Dadian, comme s'ils voulaient alterner le profane et le sacré, noyer la beauté des femmes dans le sourire des anges, firent venir le chœur de l'église arménienne voisine qui chanta à l'intention du Calife quelques uns des plus beaux psaumes de la liturgie arménienne. Quel symbole! Notons à ce propos que, de tous les Amiras, les Dadian ont été les plus grands bâtisseurs d'églises. Ils en ont construit non seulement sur leurs terres mais un peu partout comme à Eyoub, à Haskeuil, à Nicomédie, à Armache, à Brousse etc.
Ohannès Bey (1834-1919), frère puîné d'Arakel, épousa en 1858 Takouhi Karakéhia, sœur d'Abraham Pacha et belle-sœur de Nubar Pacha. Lui avec ses traits fins et elle avec ses yeux noirs, lui homme de culture et elle femme d'esprit, ce beau couple vécut sous le Second Empire à Paris en son hôtel de l'avenue Gabriel. Ohannès Bey était entre autres numismate, possédant une remarquable collection de médailles françaises. Son épouse et lui laissèrent l'image d'aristocrates accomplis, d'une affabilité extrême et d'une grande bienveillance; on les surnomma Philémon et Beaucis tant ils étaient unis.
De l'adolescence d'Ohannès Bey, retenons cette jolie anecdote relatée par sa petite fille Anna Boutros-Ghali : « Au cours d'une visite faite à Paris par de jeunes princes impériaux en 1847, Ohannès et un de ses frères, alors internes au Collège Sainte-Barbe, furent désignés par l'Ambassadeur de Turquie pour les accompagner.
Invités un soir à l'Opéra dans la loge royale, l'apparition de tous ces jeunes garçons coiffés de tarbouches à longs glands, ceux des princes ornés de croissants en diamants, parut si charmante au public qu'ils furent longuement applaudis. »
Le troisième frère d'Arakel Bey, Mardik Bey (1836-1914), était très différent. Il fit également un brillant mariage en épousant en 1860 la fille d'une vieille famille arménienne de Perse établie depuis plus d'un siècle à Smyrne: Malvina de Savallan. Elle aussi d'une beauté incomparable, mais agressive et ravageuse, était baptisée "la rose noire". Terrorisé à l'idée d'en faire sa femme, Mardik Bey prit la fuite au moment de la bénédiction nuptiale et courut se dissimuler au fond d'un poulailler d'où il fallut l'extraire et le ramener couvert de plumes devant l'autel. Pareil comportement était d'autant plus mal venu que la propre sœur de Mardik, Nounia Dadian, épousait au même moment et dans la même église le Prince arméno russe Argoutinsky. L'Ambassadeur de France, du nom de Bourée, qui assistait à la double cérémonie, évoque dans ses souvenirs les fastes du mariage plus que les plumes du marié ! Mardik et Malvina formèrent un couple excentrique. Lui eut souvent des idées saugrenues. Un jour, se croyant incompris et oublié du monde, il imagina d'organiser ses propres funérailles pour mesurer le degré de l'indifférence dont il se sentait victime. Quelles ne furent sa surprise et son bonheur de découvrir l'affluence d'amis qui se pressaient à ses « obsèques)} où il fit une apparition théâtrale, déclarant à la cantonade: « Merci, mes très chers, d'être venus si nombreux témoigner votre sympathie à celui qui se félicite d'être toujours des vôtres. » Après sa mort - la vraie - sa veuve, pleurant moins semble-t-il son mari perdu que sa beauté flétrie, ferma sa porte à ses admirateurs, allant jusqu'à refuser de recevoir les hommes de sa famille. Le fils du couple, Boghos, n'avait rien à envier aux extravagances de ses parents. Il était, pour sa part, si envoûté par le culte de Bacchus et de la dive bouteille qu'il suffisait, disait-on, d'approcher de ses lèvres une allumette pour la voir prendre feu. Sa sœur Marie épousa le Prince géorgien Vassili Couriel.
Les excentricités des Dadian n'avaient pas de limites. En période de Carême les membres de cette famille n'observaient pas le jeûne mais, en guise de jeûne, ne fumaient pas et portaient tous des gants noirs. Madame de Hubsch, une Belge très lancée dans la société stambouliote, disait aux Dadian : « Vous êtes des originaux que j'adore, mais vous êtes des originaux quand même. »
Comme d'autres, les Dadian ne furent pas épargnés par les querelles entre catholiques et apostoliques, les uns et les autres prenant la Turquie pour arbitre! En 1863 Boghos Bey Dadian fut chargé par le Sultan Abdul-Aziz d'accomplir en France une mission dont on ignore la nature. Arrivé à Paris il tomba malade et rendit l'âme. En l'absence de religieux apostoliques - l'église arménienne de Paris ne verra le jour que trente ans plus tard - il fut assisté à ses derniers moments par un prêtre arméno catholique qui affirma qu'avant de mourir Boghos Bey s'était converti à la foi romaine, assertion que n'admit pas la famille du défunt.
Au débarcadère de Constantinople les deux Patriarches, catholique (cf. page 146) et apostolique, attendaient de pied ferme la dépouille mortelle pour en prendre chacun possession. Pour éviter un scandale ils décidèrent d'un commun accord de recourir à la médiation turque et à l'arbitrage du Grand-Vizir Fouad Pacha. « Béatitude, demanda après mûre réflexion le Grand-Vizir s'adressant au prélat catholique, vous assurez être en possession de l'âme du défunt ? - Oui, c'est cela, Excellence, répondit son interlocuteur - En ce cas, vous pouvez laisser le corps aux Arméniens, trancha d'une voix douce l'habile Pacha qui, visiblement, n'entendait pas déplaire aux Dadian. Cet exemple n'illustre-t-il pas cette fameuse sagesse que l'on prête à l'Orient ? Les obsèques de Boghos Bey furent grandioses. Elles permettent de mesurer l'immense prestige des Dadian. Réglé dans ses plus minutieux détails, le cortège funèbre était ordonnancé comme suit :

Deux gardes s'avancent en tête du cortège, portant chacun un
cierge, les mains non gantées ,.
La fanfare, envoyée par la Sublime Porte ,.
Vingt gardes portant chacun un cierge, les mains non gantées ,. Huit portiers de la Commission de Péra, rien en main ,.
Dix huissiers du Palais, rien en main ,.
Un porte-croix et deux porte-crosse, mains gantées ,.
Trente enfants de chœur portant chacun un cierge, gants blancs et cierges drapés de noir,.
Dix diacres, présentation identique ,.
Des « Kahanas» (prêtres séculiers) sans chasuble, portant un Cierge ,.
Des « Vartabeds » (prêtres réguliers), deux par deux, en chasuble et portant un cierge ,.
Le Suisse du Patriarche portant son grand cierge et encadré par deux Kahanas de haute taille et sans bougie ,.
Des évêques en chasuble et croix en main;
Le Patriarche en chasuble, portant crosse et croix et accompagné de deux jeunes enfants de chœur tenant les extrémités de la chasuble;
Le cercueil porté sur les épaules de quatre bedeaux vêtus de noir et coiffés d'un fez;
De part et d'autre du cercueil, quatre torches portées par des fonctionnaires arméniens en uniforme et brassard noir;
Les cordons du poêle, au nombre de six, tenus par des Amiras.

Peut-on imaginer hommage plus spectaculaire: l'Empire osmanli envoyant un détachement de la garde impériale pour honorer des obsèques chrétiennes?
Une arrière petite-fille de Bognos Bey, Anna Aslan, épousa en 1907 Naguib Bey Boutros-Ghali, fils du Premier Ministre d'Égypte Boutres Pacha Ghali (assassiné en 1910).
Elle écrit dans ses Souvenirs23 : "Quand je suis venue en Égypte, le gendre du Haut-Commissaire turc, en visite un jour chez Boutros Pacha, ayant appris que sa belle-fille était de Constantinople, demanda à me voir. Je lui fut présentée et, ainsi qu'il seyait alors à un homme âgé, ou peut-être pour éviter de faire se lever mon beau-père, il resta assis et me dit : « Quelle est votre famille? "Je répondis: "Je suis des Baroutchi Bachi. » Il se leva alors et dit: " C'est notre plus noble famille '~ Mon beau-père sourit et parut satisfait. "
Sixième et dernier Baroutchi Bachi, Simon Bey Dadian (1829-1889) résigna noblement ses fonctions lorsqu'AbdulHamid II s'avisa d'exclure les ouvriers arméniens des Poudreries impériales. Mais le titre de Baroutchi Bachi resta lié à la seule famille Dadian. Plusieurs années après le chute d'Abdul-Hamid (1909), son successeur Mehmet V demanda: "Pourquoi les Baroutchi Bachi ne viennent-ils plus me voir? "Ohannès Bey laissa cet appel sans réponse. Il tenait à prendre ses distances avec le Palais en raison des douleureux évènements d'Anatolie.

19. " Demande. Que demandes-tu de moi?»
20. I'histoire de ces peuples, dont sont issus les groupements finno-ougriens et turco-mongols, est, à l'origine, celle de l'Asie centrale. Plus tard les Turcs se mêlèrent aux peuples du Caucase, notamment par de fréquentes relations avec leurs esclaves circassiennes et autres belles Caucasiennes.
21. Cf. chapitre 4.5
22. « Mon fils ».
23. A.N. Boutros-Ghali. Les Dadian, Souvenirs de famille, le Caire (non daté, rédigé vers 1965)